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Les expédients à court terme finissent toujours par un échec à long terme.
Nano Macintosh.
Béatriz avait tourné ici pour la première fois à l’occasion des cérémonies qui avaient marqué l’installation officielle du Contrôle des Courants à bord de l’Orbiteur, deux ans auparavant. Elle avait eu droit à une visite des lieux au bras du mystérieux docteur Macintosh ; et cette visite étourdissante, au cours de laquelle elle avait essayé pour la première fois de s’accommoder d’une gravité proche de zéro, avait changé sa vie.
En ce moment même, quelques-uns des hommes du capitaine la tenaient au secret tandis que le reste du commando faisait ce que les soldats ont toujours fait, au cours des siècles d’histoire, pour établir une garnison au milieu d’une population isolée et sans armes. Aucun de ces hommes n’était habitué à se déplacer aisément sous une faible gravité. Comme les seuls contacts qu’elle avait étaient avec les hommes de Brood, il lui paraissait hors de question, pour le moment, de faire passer un message à Mack.
Et s’ils le tuaient, lui aussi ?
Mack était quelqu’un de très attentionné, mais qui était tellement absorbé dans son travail qu’il ne prêtait pas toujours très attention à un monde situé à plus de cent cinquante kilomètres au-dessous de lui. L’idée l’avait frappée que c’était exactement le problème dont elle souffrait. Ben l’avait compris avant elle, et il avait essayé de lui venir en aide.
Je sais qu’il est encore en vie. Je le sens.
Elle espérait que Mack était également en vie. En partie parce qu’il lui plaisait sincèrement, mais en partie aussi parce qu’elle avait la conviction que leur sort à tous dépendait de lui.
Brood a besoin de lui également. Il compte se servir de moi pour faire pression sur lui.
La porte s’ouvrit toute grande à ce moment-là et Youri Brood déboula en flottant dans la cabine. Il rebondit dans un filet de sécurité disposé là pour retenir les novices et limiter les dégâts. Puis, tout en s’asseyant lourdement à côté d’elle, il indiqua la série d’écrans de montage le long du mur.
— Vous croyez que parce que mes hommes sont des soldats, ils sont incapables d’assurer votre émission, dit-il, essoufflé mais apparemment de bonne humeur. Eh bien, je pense que, nous les bleus, nous avons là de quoi vous surprendre. Le Directeur nous a fait tourner ceci juste avant notre départ pour la station de lancement. Léon a sorti la première copie durant le voyage.
Elle s’efforça de ne pas regarder les écrans, qui affichaient des séquences que les trois techs de Brood avaient prises sur les événements de la journée à Kalaloch. Tandis que les images se succédaient sur les écrans, un texte provisoire s’afficha sur le pupitre devant elle. Les bandes ne montraient aucune scène d’émeute. Il ne lui fallut qu’un seul coup d’œil pour comprendre où Brood voulait en venir.
— Vous espérez faire passer tout cela pour une catastrophe causée par les gyflottes, dit-elle. Mais vous ne pourrez pas vous en tirer comme ça. Il n’y avait pas que les gens de l’holovision sur les lieux. Le bouche-à-oreille…
Elle s’arrêta net en voyant le ricanement au coin de ses lèvres. C’était une expression qui faisait penser immanquablement à Flatterie. Brood avait le même nez étroit, les mêmes sourcils noirs et inclinés, la même façon de pencher la tête en arrière pour regarder son interlocuteur selon un angle qui suivait l’arête de son nez.
Bien qu’il fût arrivé en trombe et légèrement essoufflé, Brood ne semblait plus du tout pressé à présent. Il essayait sans cesse de capter son regard, et cela la mettait mal à l’aise.
— Vous avez dû remarquer qu’il y a pas mal de nouveaux visages parmi les équipes de reporters en ce moment, dit-il. De même que dans les studios, d’ailleurs.
Il lui sourit, et ce sourire la glaça.
— Insinuez-vous que tous les journalistes ont été remplacés ? demanda-t-elle.
— Disons qu’il y a beaucoup de gens au chômage à notre époque, prêts à faire le nécessaire pour que le travail soit accompli.
— Notre travail consiste à informer les gens, à leur dire la vérité.
Il l’interrompit d’un éclat de rire.
— Votre travail était de dire la vérité aux gens. Le nôtre est de maintenir l’ordre ; et s’il faut pour cela déformer légèrement la vérité, eh bien, c’est ce que nous ferons. Les gens seront bien plus heureux ainsi.
— Ils seront surtout morts ; et vous devrez continuer à les massacrer jusqu’à…
— Tu feras gaffe à ce passage, ordonna Brood en faisant claquer ses doigts à l’adresse de Léon. Ils vont sûrement s’en servir ce soir. N’est-ce pas une vision du monde plus agréable que ce que vous avez cru voir ? demanda-t-il à Béatriz.
Sur son pupitre, elle lisait :
Thème : « Les habitants de Kalaloch ont dû fuir leurs maisons aujourd’hui à la suite de l’explosion d’une gyflotte qui a coupé la colonie en deux. »
Écran 1, image : Sauvetage d’une femme âgée dans les décombres fumants de son immeuble, dans une cité populaire. « Allons, ma petite dame, laissez-vous faire et ça va aller. »
Commentaire sur image : « Au cours de la journée, les forces de sécurité de Vashon ont dû intervenir pour tirer cette vieille dame du brasier qui a détruit la cité où se trouvait son logement. Plus de mille morts sont à déplorer. Les autorités estiment actuellement le nombre des sans-abri à plus de quinze mille personnes, parmi lesquelles de nombreux blessés. »
Ecran 2, image : Equipes de sauvetage en uniforme de la sécurité évoluant parmi les résidents de la colonie, qu’ils aident à reconstruire le mur d’enceinte. À l’arrière-plan, on aperçoit du bétail que l’on est en train de regrouper.
Commentaire sur image : « Pendant ce temps, des milliers de bêtes errent entre le Périmètre, où les explosions les ont libérées, et le brasier qui continue de faire rage à l’entrée du village. Les autorités locales espèrent retrouver la plus grande partie, sinon la totalité du cheptel de première classe qui comprend notamment le seul couple reproducteur de lamas existant sur la planète. »
Écran 3, image : Au cœur du quartier populaire, les cités d’habitation sont toujours en flammes.
Commentaire sur image : « Dans plusieurs quartiers de Kalaloch, de violents incendies font rage depuis plus de cinq heures. La plus grande partie du Marché public a été détruite et une centaine de pillards ont été abattus dans les premières heures qui ont suivi l’explosion. Un entrepôt contenant soixante-dix pour cent des provisions de riz et de haricots secs du secteur risque de continuer à brûler durant plusieurs jours d’après les responsables de la lutte contre l’incendie. La quasi-totalité des stocks de l’année ont été détruits soit par les flammes, soit par l’eau ou par la fumée. On peut s’attendre à une pénurie catastrophique dans les mois à venir. »
— Mais… mais cela n’a pas le moindre rapport avec la réalité ! s’écria Béatriz, dont l’indignation était si forte qu’elle brisait la barrière de la peur. Flatterie a fait mettre toutes ces réserves dans des silos souterrains répartis sur tout le territoire de la Colonie.
— Chut ! fit Brood.
Sans cesser de sourire, il posa un doigt sur ses lèvres et hocha le menton en direction des écrans. Béatriz abhorrait ce sourire et se jura intérieurement qu’elle trouverait un moyen de le lui faire rentrer dans la gorge.
Léon, le seul tech qualifié des trois, plissa le front et se racla la gorge. Même en présence de Brood, il n’osait pas adresser la parole à Béatriz. Il se contenta de montrer du doigt l’écran n° 4.
Écran 4, image : Vue du port et des bateaux en flammes, à quai ou dans la baie. Embarcadère des transbordeurs jonché de cadavres, la plupart dans des sacs. La caméra fait un pano rapide, d’une certaine hauteur.
Commentaire sur image : « D’après les premières estimations officielles, cinq cents voyageurs auraient été tués par l’explosion à l’occasion du changement d’équipe ce matin sur le quai. Aucun des transbordeurs n’a été gravement touché, et le service s’effectue normalement à partir des quais de radoub. »
Écran 5, image : Deux femmes en larmes, leur carte d’embarquement au revers, les mains aux oreilles, se réconfortent mutuellement. À l’arrière-plan, fumées noires et mâts.
Texte : « Quelque chose d’assourdissant a blessé nos oreilles. Il y a eu ces grosses choses qui ont explosé… Je ne sais pas du tout ce qui nous est arrivé. Tout le monde est mort autour de nous…»
Commentaire sur image : « Mme Gratzer et sa voisine nous ont rapporté qu’au moins deux gyflottes de catégorie 4, attirées par les flammes des camps de réfugiés voisins, ont explosé, détruisant les quartiers est de Kalaloch sur plusieurs kilomètres carrés. Le propriétaire d’un entrepôt frigorifique, Dick Leach, a ainsi perdu trois chambres froides pleines de produits de la mer. »
Texte : « Tous nos stocks de l’année ont été perdus et les factures des investissements qui ont été nécessaires pour mener cette campagne sont encore sur mon bureau. »
Commentaire off : « Il leur reste la ressource de s’adresser à la Sirénienne de Commerce, qui leur consentira des prêts à des intérêts privilégiés. »
Texte : « Si nous n’avons pas d’autre solution que d’emprunter, nous serons probablement obligés de déposer notre bilan. C’est une subvention qu’il nous faut. »
Écran 6, image : Travelling ar. à partir des sacs de cadavres alignés sur le quai de Kalaloch.
Commentaire sur image : « Pour toutes ces malheureuses victimes, c’est la fin de tous les ennuis ; mais ceux-ci ne font que commencer en ce qui concerne des milliers de familles affamées et sans abri du secteur de Kalaloch. »
Tous les écrans s’obscurcirent. Le message s’afficha sur son pupitre : « Bon pour montage final, temps écoulé suit. »
C’était donc Brood qui avait raison depuis le début, se dit-elle. Ils vont faire l’émission.
Elle ne ressentait plus aucune peur. Elle était seulement lasse et profondément déprimée.
— J’ai besoin de voir le docteur Macintosh, dit-elle. J’ai un reportage à faire sur les N.P.O. et sur la mise en place des unités Bangasser. J’ai l’intention de commencer aujourd’hui.
— Le docteur Macintosh est très occupé en ce moment, lui répondit Brood. Le Contrôle des Courants est en état d’alerte prioritaire. Mais il sait que vous êtes arrivée.
— Laissez-moi aller le voir au Contrôle des Courants, dans ce cas.
— Impossible, fit Brood en riant. Je ne peux pas. Il viendra vous voir ici quand les choses se calmeront un peu.
— Et les autres ? Ceux qui travaillent ici ?
— Jusqu’à présent, ils ne se doutent de rien. Nous avons été très discrets, très sélectifs. Quand la relève arrivera, cependant, et qu’on s’apercevra qu’il y a des rations qui n’ont pas été consommées, les gens commenceront à parler, mais ce ne sera pas avant plusieurs heures et nous en aurons fini d’ici là.
— Que se passera-t-il ensuite ?
Il répondit par son sourire habituel et une sorte de demi-salut de la main.
— Je serai là tout à l’heure pour voir comment vous vous en tirez. En attendant, vous pouvez commencer votre truc sur les N.P.O. Bon travail, Léon. Vous savez ce qu’il faut faire maintenant.
Il sortit aussi rapidement qu’il était entré.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit de faire, Léon ? demanda-t-elle. Il ne répondit pas et son visage demeura impassible. C’était un homme maigre, aux cheveux bruns, comme Brood, et elle se dit qu’il y avait peut-être un lien de parenté entre eux. Il se propulsa avec les mains jusqu’à l’un des pupitres de montage et, lui tournant le dos, s’absorba durant quelques instants dans son travail. Puis il déclara tranquillement :
— Nous sommes en train de préparer une histoire sur Crista Galli. Et une autre sur Ben Ozette.
Béatriz se sentit devenir glacée.
— Sur quel thème ?
Sa voix restait coincée dans sa gorge, à peine audible.
— Crista Galli hors de danger entre les mains des forces de sécurité de Vashon.
— Et… sur Ben ? Qu’allez-vous dire ?
Léon demeura silencieux le temps de quelques nouveaux battements. Puis il tapa quelque chose sur sa console et le message apparut sur l’écran de Béatriz :
« Un journaliste de l’holovision tué par l’explosion d’une gyflotte. »
Elle essaya de contrôler le tremblement de ses mains et de ses lèvres.
— C’est un mensonge ! s’écria-t-elle. Comme tout le reste, c’est un mensonge ! C’en est un, n’est-ce pas ?
Sans se retourner, sans paraître bouger un seul muscle, Léon lui répondit d’une voix si faible qu’elle l’entendit à peine :
— Je ne sais pas.